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  • Photo du rédacteurGuy Adrian

Black January


Salut ! Je m'appelle Seb, j'ai 30 ans, j'habite près de Lyon Part-Dieu et je gère le site Internet d'un magazine lyonnais. Je viens de rentrer du travail, sans traîner, car depuis 3 jours il fait très froid, on annonce -10° cette nuit. Là, je suis bien au chaud dans mon T2 acheté il y a six mois au 8ème d'une petite tour de 10 étages, en profitant des taux de crédit très bas négociés chez un courtier. Je me suis endetté pour 20 ans mais on verra, car j'ai des idées pour faire du fric en tournant des vidéos sur YouTube avec mes copains : on va faire des sketches super-marrants sur les vieux jeux vidéos des années 90.

On est le 10 janvier, devant mon ordi j'essaie de revendre sur eBay les trucs qu'on m'a offert pour Noël et le Jour de l'an : le pull jacquard très moche de ma mère, les verres à bière de mon père, inutiles puisqu'on boit les canettes au goulot ! Et puis aussi le bouquin, cadeau de ma copine Emilie, en fait mon ex puisqu'elle s'est tirée avec toutes ses affaires et qu'elle a annoncé notre "split" sur Facebook. Tous ses copains ont "liké" parce qu'ils pensaient qu'on étaient mal assortis. Il faut dire qu'après mon bac obtenu à l'arrache, j'ai juste fait une formation courte dans une boîte d'informatique bidon. Emilie, elle, a une licence de psycho, mais elle ne peut pas en vivre, alors elle bosse chez McDo. Elle pue le gras en rentrant, un coup de déo vite fait et elle part à son cours d'art dramatique pour se la jouer grave avec ses potes intellos. En plus, elle n'apprécie pas mes amis à moi : Mike, Kev et Alex avec qui j'organise des sorties paint-ball et laser-game. On se fait souvent aussi des soirées foot-bière ou bien on joue à "Call of Duty II". Ce bouquin, Sapiens est écrit par un prof d'histoire israélien qui raconte l'histoire de l'Homme : passé, présent, futur. Emy m'a dit : "Comme ça, après, tu sauras d'où tu viens et qui tu es.". Je lui ai répondu : "Je suis moi, je viens de chez-moi et j'y retourne.". Je ne sais plus qui a dit ça mais là, au moins c'était clair ! Son bouquin je ne l'ai pas lu... Tiens, ça y est, j'ai un acheteur à 15 balles, c'est toujours ça...

Notre clash, avec Emy, c'était le surlendemain de Noël. Il faut dire que mes potes m'avaient offert un casque de réalité virtuelle "made in Korea", trouvé sur Amazon, une super-promo haut de gamme. j'ai mis dedans mon smartphone, Galaxy S8, coréen lui-aussi et j'ai passé deux jours entiers dans le virtuel en 3D, c'était flippant. J'ai juste soulevé le casque trois fois pour avaler de la pizza froide et dormir le temps de recharger le portable. Emilie a râlé parce que je ne m'occupais pas d'elle en ce jour de Noël mais je n'entendais rien et c'était trop beau devant mes yeux. Le lendemain, elle a fait ses bagages, sorti sa voiture et elle est juste remontée pour m'arracher le casque et me crier qu'elle ne voulait plus vivre avec un connard qui ressemblait à un ornithorynque et qu'en plus, j'agitais les bras comme pour nager alors que j'étais assis sur le canapé du salon. Elle a claqué la porte, voilà, elle reviendra - ou pas - on verra bien ! Au sujet de cet orni-machin, j'ai regardé sur Wikipédia et ça ne m'a pas fait plaisir d'être comparé à ce bestiau affublé d'un bec de canard. Drôle de mammifère, il faut dire qu'il est australien et qu'il y a plein de bestioles bizarres là-bas !

A l'écran, j'ai un prospect pour l'horrible pull, il veut une photo agrandie du devant pour savoir si c'est une tête de renne ou de caribou. Il y en a, je vous jure !

Shit ! Coupure de courant complète, il fait tout noir ! A 18h30 un 10 janvier, ça ne rigole pas ! Je m'éclaire avec mon phone. Je me lève et regarde dehors. Ça doit être général, il me semble vu d'en haut que la totalité de Lyon est dans le noir à part quelques éclairages de secours. Pas de panique, je viens de retrouver les deux bougies qu'Emilie avait acheté pour notre réveillon en tête-à-tête. Ça pue une odeur d'encens mais ça éclaire un peu en attendant le retour du courant. D'ici là, je vais me boire une bière en l'accompagnant d'un paquet de chips, à la douce lumière des bougies. A part la bière, ça sera comme quand j'étais petit, chez Mémé ! Elle voulait toujours me montrer comment on vivait dans sa jeunesse, à la ferme. Je m'allonge sur la banquette, je bois une lampée de bière et je ferme les yeux...

Ah, c'est encore noir, une bougie s'est transformée en une flaque grasse, l'autre a une toute petite flamme. C'est assez pour faire le tour de l'appartement, je ne vois pas une seul voyant allumé sur la télé, la box, l'ordi et le chauffage. Noir c'est noir. En fredonnant ce refrain, j'enfile ma doudoune et mon bonnet sur la tête, je prends mes clefs en main, je sors sur le palier. Là, j'entends des gémissements et des coups frappés sur une tôle. Ça vient d'en bas, de l'ascenseur, je crie : "Il y a quelqu'un ?". Une voix de femme sanglotante répond : "Sortez-nous de là, on est bloqué depuis 2 heures entre le 5ème et le 6ème !". Une voix d'homme fatiguée reprend : "Oui Madame Sabine, ça fait cent fois, on sait, en bas il s'occupent de nous, ils contactent la société de maintenance". Je prends l'escalier en tenant la rampe, en comptant les marches et les paliers. Trois minutes plus tard, je suis au rez-de-chaussée éclairé par une lumière de secours faiblarde. Six personnes sont groupées devant le local technique de l'ascenseur. Je reconnais le plus âgé, que nous les jeunes avons appelé le Savant lors des réunion de co-propriété, parce qu'il sait tout sur tout : architecture, maçonnerie, fluides, espaces-verts, c'est un prof de Sciences retraité plutôt jovial et costaud, il aime juste un peu trop jouer au chef. Là, il parle devant une grille jaune d'où sort une voix africaine lointaine dans les grésillements : "Présentement, moi je ne peux rien faire, je suis le gardien de nuit, le technicien a noté votre appel mais il y a plein de gens bloqués, beaucoup de trafic sur le chemin et les feux sont foutus, mais il va venir...

- Quand ?". Fin des grésillements et de la liaison.

"Bon, et ben ils vont passer la nuit dans l'ascenseur ces trois là !

- C'est qui ?

- Le couple d'homosexuels du 6ème et une dame venue visiter sa copine, Mademoiselle Mercier...

- Ah, au moins, il n'y a pas de bêtises à prévoir car il parait qu'il y en a que ça excite d'être bloqué dans l'ascenseur...

- Pas moi, je suis claustrophobe...

- Ouais, on ferait mieux d'aller forcer la porte d'ascenseur, j'ai un pied de biche dans mon garage, propose un costaud, locataire du premier.

- Et si le courant revient dans 5 minutes, qui va payer les deux-trois milles euros de réparations non couvertes par l'assurance ? Réplique un petit binoclard grincheux toujours insatisfait du nettoyage de l'immeuble et de l'entretien des espaces-verts.".

A ce moment, je vois arriver 10 résidents de l'immeuble qui viennent aux nouvelles. Savant prend la parole :

"Par sécurité, comme la porte du garage est restée ouverte, il va falloir rester sur place à tour de rôle pour empêcher les pillages...

- Quels pillages ? Mais ça ne va pas durer cette panne...

- Si Madame, ça risque de durer ! Puisqu'on n'a plus ni télé, ni box, ni wifi, j'ai capté la radio dans ma voiture : c'est une panne générale sur toute la France. La filiale de distribution d'électricité R.T.E. a sauté et ils n'arrivent pas à ré-enclencher parce que la demande en énergie est trop forte avec ce froid. En plus il y a eu encore des pépins dans les centrales nucléaires, entre autre au Bugey et à Tricastin, en ce moment, seulement deux-tiers des 58 réacteurs fonctionnent, peut-être moins.

- Saleté de nucléaire, les écologistes ont raison, il faut fermer tout ça et mettre des éoliennes partout...

- Sauf que lorsqu'il n'y a pas de vent comme ces derniers jours, elles ne servent à rien...

- Si, à rendre nos beaux paysages français très moches...

- Et pourquoi ne pas mettre des panneaux solaires ?

- Ça fait 2 semaines qu'on a pas vu le soleil !

- Est-ce que la météo a parlé de cet anti-cyclone géant qui vient de Sibérie nous geler les...

- Ça va rester super froid, genre -10°, -15° pendant encore 10 jours, au moins et ça s'étend à toute l'Europe, même l'Espagne et l'Italie.

- Ah, c'est très mauvais pour nous, car les réseaux électriques européens sont interconnectés, là même le Sud ne pourra pas nous fournir du courant.

- Mais il nous reste les barrages hydrauliques et les centrales thermiques ?"

C'est là que je constate que Savant connait bien son dossier : "On est en manque d'eau depuis 3 ans, les réservoirs sont à sec et on a démonté les grosses centrales à charbon trop polluantes : Loire-sur-Rhône, on celles au fuel : Cordemais et Porcheville et ça, c'est très bête car les Allemands, eux, ne se sont pas gênés pour faire tourner leurs centrales à charbon lorsqu'ils ont arrêté leur nucléaire et je ne parle pas des américains et des chinois à fond dans les énergies fossiles avec toujours plus d'émission de gaz à effet de serre.

- N'empêche, à la COP21 on avait dit qu'il fallait consommer moins...

- Des conneries des bobos-écolos qui vont aux conférences sur le climat en avion et roulent en gros 4x4 bien polluants !".

C'est le costaud du premier qui intervient, il a une tête à être responsable de sécurité en grande surface et à manger une entrecôte par jour plus un camembert avec beaucoup de vinasse.

"Et ce n'est qu'un début pour les coupures de courant puisqu'ils veulent supprimer les voitures à moteurs essence ou diesel, même les neuves, et les remplacer par des électriques. Pour recharger toutes ces voitures il faudra, en plus, 7 centrales types EPR comme Flamanville qui a déjà 5 ans de retard ou bien 15 000 nouvelles éoliennes, en fait 30 000 au moins, puisqu'elles ne tournent à peine que la moitié du temps.

- Alors, moi je quitte la France, pas question de vivre sous une éolienne avec le bruit et les ondes en permanence !

- N'empêche, moi, j'ai été bien inspiré en rentrant à 18h de faire mon plein de fuel ! Ça me permettra de rester au chaud dans ma bagnole à écouter de la musique et je pourrai y recharger mon smartphone.

- Pourquoi faire, puisque les antennes des réseaux sont hors-service ? On peut juste appeler les urgences, le 112.

- Ah, c'est vrai !". Dans un brouhaha général, on sort tous nos mobiles pour voir leurs niveaux de charges, on exprime le regret de ne pas pouvoir contacter les uns et les autres pour échanger des commentaires en live et des photos. Les chanceux qui ont encore des barres prennent des selfies et photos de groupe pour ne pas perdre la main, mais on se fige en entendant un bruit de pétarade, des cris et des bruits de sirènes dans le lointain.

On s'agite, Savant sort de sa sacoche en bandoulière un mini-poste de radio, déploie l'antenne et se met sur France-Info. Le speaker commente : "Après les banlieues de la Seine-Saint-Denis, c'est le Centre et l'Est lyonnais qui sont livrés aux casseurs et aux pilleurs. On signale des heurts avec les forces de l'ordre devant le Centre commercial de la Part-Dieu où des bandes de jeunes sont venues piller les boutiques de vêtements, chaussures et matériel connecté. Les forces de Police ont pris position aux entrées mais des travaux en cours rendent leur intervention difficile, les casseurs ayant mis le feu à des matériaux stockés sur le chantier, nous vous tiendrons au courant...".

Savant insiste : "Vous entendez ? ici on est même pas à 500 mètres, si des bandes veulent piller nos immeubles, ça leur sera facile. Lors de la Grande Panne électrique à New York en 2003, il y a eu des pillages, vols, viols et meurtres...". Costaud réplique : "On va barricader notre entrée et bloquer l'entrée du garage avec du matériel sorti des boxes et deux voitures, les plus vieilles placées, en travers pour qu'on s'y installe et qu'on monte la garde à tour de rôle. Maintenant, chacun ouvre son box, on sort des vieux trucs : meubles, électroménager, palettes, parpaings et on se fait notre barricade. Je coordonne la défense si vous le voulez, j'ai fait 20 ans d'armée, je m'y connais !".

Je me doutais que c'était un flic ou un militaire, n'empêche que tout le monde s'y met, même Binoclard râleur. Moi j'ai sorti pour la barricade ma vieille R19, c'est du costaud, bonne pour la casse de toute façon ! Je voulais m'acheter une voiture électrique, mais ce qui vient d'être discuté sur l'électricité disponible va me faire réfléchir ! Tout le monde sort les vieux bazars des garages et on fait la chaîne. En moins d'une heure on a une super-barricade avec 2 voitures derrière pour bloquer. En cas d'attaque, les veilleurs feront tourner les moteurs à fond, plein phares et klaxons bloqués. Là, tout le monde descendra, on stocke barre de fer et manche de pioche dans le local ascenseur. On est prêts ! Un brave gros du 3ème, Jean-Yves fait remarquer "Il fait faim, on a rien mangé depuis midi et l'exercice ça creuse et ça donne soif !". Tout le monde est d'accord pour boire, d'abord, on a tous bien vu qu'il y avait des sacrées réserves de pinard dans presque tous les garages. Les locataires du premier ramènent tire-bouchon, verres et cochonneries pour apéro et c'est parti. On trinque, on échange nos prénoms : Savant est Louis, Costaud : Bruno et Binoclard : Jean-Michel, l'ambiance est carrément bonne et on se dit que manger un truc chaud ça serait bien avant d'aller claquer des dents dans nos apparts bientôt gelés. Sitôt dit, hop, on sort 2 gros barbecues, on massacre à la hache des palettes, on ne lésine pas sur l'allume-feu et ça ronfle gentiment. Tous ceux qui ont dans leur frigo de la viande, l'amène, ça évitera de jeter si le bazar dure plus de 2 jours. L'odeur devient carrément sympathique, grasse, lourde et on est devant à se marrer dans la fumée. On se fait des sandwichs monstrueux, ça fait du bien, puis on attaque des fromages en papotant, tout le monde est d'accord : "Pourquoi faut-il attendre les catastrophes pour manifester solidarité et empathie ? Pourquoi alors qu'on est dans cet immeuble neuf depuis un an, on a pas organisé un repas commun ?"

Des remarques et réflexions, il ressort qu'à part le boulot, on ne fait plus rien que de regarder chacun dans son coin des conneries sur les mobiles, tablettes, ordis, consoles et télés, s'il reste du temps c'est ménage, courses, achats en ligne... Voilà, rien avec les autres, c'est dommage !

On avale une tasse de café soluble, le gros des troupes remonte dans les étages, fatigués. Reste Bruno et moi pour la première garde. On est assis dans les bagnoles, tranquilles, bien emmitouflés, il me raconte sa jeunesse, ses aventures militaires en Afrique, on parle aussi d'informatique et de jeux-vidéos, c'est un connaisseur... Un vrai bon moment, puis il me dit de dormir un peu, lui à l'habitude de veiller car il bosse de nuit. Je suis bien...

A bientôt pour la suite...

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