Devoir de mémoire
- Guy Adrian
- 17 nov. 2017
- 6 min de lecture
"J'ai la mémoire qui flanche, je ne me souviens plus très bien", chantait Jeanne Moreau en 1963. Heureusement, la mienne vient d'être effectivement réactivée par des commentaires en série, sans un instant de répit. On croyait cette manie de cérémonies du souvenir, dépôt de gerbes, minutes de silence et sonneries aux morts réservée au précédent Président faiseur de pluie. Non, le nouveau s'y adonne à fond lui aussi : vendredi 10 novembre il s'est rendu à l'Hartmanswillerkopf dans les Vosges où des milliers de soldats sont morts en 1916. Dans un élan dont il est coutumier, notre Président a enlacé son homologue allemand F.W. Steinmeier. Ils ont évoqué l'Europe nouvelle et la grande amitié qui unit à présent nos deux peuples. Samedi 11 novembre, hommage au "Tigre", Georges Clemenceau, cérémonie de la flamme et défilé sur les Champs-Elysées. Entre deux reportages, j'ai regardé une émission : "Verdun, ils ne passeront pas !" avec les Poilus, la Voie Sacrée et Pétain au sommet de sa gloire. Ensuite il y avait un documentaire sur les tunnels et les mines dans la banlieue d'Ypres en 1917. Là, des sapeurs gallois ont creusé sous les positions allemandes pour les faire sauter avec 30 tonnes d'explosifs (la plus forte explosion militaire, non-nucléaire, de l'histoire). Pour les officiels, dimanche 12, c'était repos, mais pas pour moi : juste après ma soupe du soir, hop un clic, chaîne 24, RMC, jusqu'à 1h30 du matin. D'abord, "La traque des nazis" avec S. Wiesenthal et les Klarsfeld, puis "La traque de Klaus Barbie", le tortionnaire de Jean Moulin et pour finir : "La traque de Joseph Mengele", le médecin d'Auschwitz. Je me suis donc fait un devoir de me rappeler tout ça et j'ai tenu bon !
Lundi 13, c'était la plongée dans le passé récent, celui des attentats du Stade de France, du Bataclan et des bistrots parisiens : dépôts de gerbes, minutes de silence, énumération des noms des victimes. Le Président, le Maire de Paris et les officiels étaient très dignes, tout était sous contrôle. Au Bataclan, lieu symbolique, où les barbares ont voulu annihiler l'esprit festif, on affirmait que la musique devait à nouveau retentir pour bien montrer qu'on était vivant et très fort... Mais en fait, ça n'allait pas vraiment bien, c'était trop récent, la douleur trop vive. Madame Brigitte a pleuré. Son époux, comme à son habitude a posé sa main apaisante sur des nuques et a enlacé très longuement le père d'une victime, joue contre joue. On a lâché des ballons en nombre égal à celui des disparus, seule ombre au tableau, un présentateur télé a remarqué qu'il n'y avait pas une grande foule. Etait-ce déjà l'oubli ?
Dans notre environnement connecté et surmédiatisé, est-il bon de réactiver en permanance la mémoire collective, avec pour risque de fragiliser à nouveau les victimes ? Pas si sûr, car ces gens pour retrouver leurs vies doivent combattre et éliminer d'eux-mêmes le stress post-traumatique. Une équipe de chercheurs CNRS-INSERM suit 190 victimes des attentats au niveau du contrôle de leur émotions. Les IRM des cerveaux ont prouvé qu'ils sont envahis d'images intrusives qui font sans cesse revenir l'événement, sans pouvoir contrôler ce flux. Comment les traiter ? La "pilule de l'oubli" existe : c'est du Propranolol, un vieux médicament contre l'hypertension. Dans cette indication, il induit une inhibition des protéines cerveau qui servent à fixer le souvenir. Le programme de traitement va être étendu aux victimes d'événements traumatisants comme le cyclone Irma. Des molécules plus actives pourraient être développées et administrées à la demande par des mini-pompes. Ce n'est pas une fiction, le contrôle des émotions a un futur prometteur, y compris dans les sports où il faut se maîtriser pour accomplir une performance parfaite... C'est du dopage, oui bon, et vous allez m'objecter, Chers Lecteurs, que je veux faire des décérébrés sans empathie ni souvenirs. Non, car il ne faut pas confondre mémoire courte (par exemple celle d'attentats récents) et mémoire longue. Là, vu le nombre de documents, émissions et débats que l'on administre sur les guerres mondiales, leurs séquelles, les conflits coloniaux, les dérives religieuses et le terrorisme, pas de risque qu'on oublie, sauf si on s'en fout et qu'on a décidé de passer sa vie sur son smartphone et dans le virtuel. Pour mon compte, j'ai été privilégié : famille alsacienne et lorraine, donc avec des combattants dans les deux camps de la première guerre. Idem pour la deuxième avec Papa soldat en 1940 (dragon-cycliste, ça ne s'invente pas). Il a été prisonnier au bout de 15 jours, mais il en est revenu, heureusement, sinon je ne serais pas là. Pour l'Indochine, c'est un beau-père qui m'a raconté la jungle, les embuscades Viêt-minh et comment on les avaient abandonnés. Pour la guerre d'Algérie, j'ai eu nombre d'amis à peine plus âgés que moi qui m'en ont parlé. Ils avaient 20 ans, dans ces Aurés, où certains furent égorgés et émasculés. Mais on se doit d'oublier sélectivement ces "sales guerres" coloniales et continuer à se focaliser sur le mal absolu du 20ème siècle stigmatisé par tous : le nazisme.
Après avoir passé 3 jours devant ma télé à voir des documents consacrés à ces sujets, je me suis dit qu'un peu de bonne lecture me ferait une diversion agréable. J'ai donc acheté les Prix Goncourt et Renaudot tout fraîchement décernés. Le Goncourt : L'ordre du jour décrit la montée du nazisme avec l'annexion de l'Autriche (Anschluss) et le soutien apporté à Hitler par les groupes industriels allemands de l'époque. Rien de bien neuf ! Déçu, je me suis rabattu sur le Renaudot : La disparition de Joseph Mengele. 230 pages sur la vie et les "oeuvres" du médecin tortionnaire d'Auschwitz avec d'abord 120 pages de biographie, type Wikipédia et 110 pages de fiction sur sa cavale en Amérique latine. La quatrième de couverture promettait une "odyssée dantesque" et un roman vrai, n'importe quoi ! Laissez tomber et relisez plutôt La mort est mon métier de Robert Merle. Comme décidément on ne peut plus se fier à rien, je me suis rabattu sur le programme télé du 14 novembre, Arte proposait en soirée : "Heinrich Himmler, the decent one" un documentaire sur le grand ordonnateur de la solution finale, réalisé à partir de lettres trouvées à son domicile en mai 1945. On me promettait "une plongée glaçante dans la vie intime du numéro deux du nazisme".
Bof ! Une heure trente de lecture de lettres d'amour échangées par H.H. (Pappy) avec son épouse Marga, puis avec sa maîtresse Hedwig, sans oublier les gentilles missives de sa fillette Gudorun qui aimait son papa, les livres et le chocolat. On faisait quand même remarquer que le gentil papa et l'amant délicat était aussi le responsable de la Shoah. Toujours fidèle à Hitler, il fut capturé par les Alliés et s'est officiellement suicidé le 23 mai 1945 en avalant du cyanure. On nous a montré sa dépouille avec un gros plan sur le visage...
Et là, Chers Lecteurs, ça ne collait plus ! J'ai eu une gros doute : ce visage poupin et souriant d'un homme de 50 ans ne pouvait pas être celui d'un suicidé au cyanure. Je suis chimiste et je connais ce poison qui est d'un usage courant pour des préparations. Dans mon labo, une nuit, un technicien s'est suicidé au cyanure suite à un chagrin d'amour. J'ai découvert son corps au matin, visage convulsé, bleuâtre, cyanosé, pas du tout une mort douce et souriante. Lors du suicide collectif de la secte "Temple du peuple" au Guyana en 1978, on voit sur une photo que les 900 morts empoisonnés au cyanure n'ont pas eu une fin agréable non plus ! Alors cette photo d'H.H. mort : montage ou falsification ? Le vrai Pappy H.H. est-il parti grâce à la filière du Vatican se planquer en Argentine muni des lingots d'or fabriqués avec les dents des juifs gazés et brûlés ? Voilà une théorie intéressante, mais je n'en ai certainement pas la primeur et je ne vous ferai pas un bouquin là-dessus pour avoir le Prix Tartempion ! Remarquez, ça ferait plaisir à ma charmante éditrice et pour les séances de signatures, j'aurais plein de monde devant moi, alors qu'à présent, tout seul j'entends : "C'est qui le vieux en noir, à l'entrée de la librairie ?
- Ça doit être un vigile pour la sécurité ?
- Ah bon ! Le pauvre, à cet âge là, il devrait être à la retraite !
- Oui, mais un vieux coûte moins cher !"
La mémoire et ses devoirs, un peu, c'est bien ! Ça fait partie du respect que l'on doit aux Anciens qui se sont fait trouer la peau pour nous, au même titre que de se lever en entendant la Marseillaise ou se découvrir devant les drapeaux, mais point trop n'en faut ! Quant aux livres, romans et émissions sur le nazisme, on en a fait le tour, on pourrait peut-être passer à autre chose. Qu'en pensez-vous ?

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